J. P. Faye

Entretien avec Jean-Pierre Faye suite à la Projection de "Höhle der Erinnerung" à Pantin le 24/11/2000.J'aimerais reprendre l'hypothèse de Catherine David  selon quoi ce serait non pas un film mais une installation - une installation qui est en mouvement, contrairement à celle des vidéastes et peintres, des plasticiens, des créateurs d'art visuel - c'est le mouvement qui entraine,  cette fois, de sorte que c'est presque une désinstallation. C'est un mouvement permanent dans la caverne, mais la Höhle der Erinnerung devient et cesse d'etre une Hölle, un enfer et le thème dantesque évidemment passe, à l'arrière  plan, mais il est toujours chez Syberberg à mon sens, puisque la trilogie débouche sur le grand film Hitler Ein Film aus Deutschland ce qui me fait penser à la Todesfuge de Paul Celan, c'est à dire der Tod, ein Meister aus Deutschland la Mort, un Maitre hors d'Allemagne, venu d'Allemagne, qui sort de l'Allemagne et Hitler n'est pas le maitre de l'Allemagne, il est sorti de l'Allemagne, il a surgi et je vois cette sorte de  coincidence ou de palimpseste ou de rencontre entre Celan et Syberberg, je crois, qui surmonte beaucoup de malentendus contemporains, je l'espère.

Je me souviens de ce mot de Bernard Sobel qui me dit un jour au téléphone:  "il faut que tu ailles à la Pagode ( qui vient seulement de renaitre avec un film chinois de Wong Kar Wai, In the Mood for Love ) et il me dit  il faut que tu ailles voir le Hitler  de Syberberg. Il  faut que tu voies cela, car c'est un fils, comme moi-mème, d'Auschwitz et de Baader". En fait Sobel est plus vieux que Baader, mais il est de la mème génération, dans la mesure où c'est la génération de l'après-guerre. Mais le  père de Sobel était à Auschwitz, il est d'ailleurs revenu d'Auschwitz, il est aus Auschwitz. Mais  Baader cétait la métaphore du moment, puisque nous étions dans cette période de Stammheim, des anées de plomb, de  Trotta, de Faßbinder.

Or Faßbinder et Syberberg c'est les deux faces opposées du temple du film allemand contemporain, et mème si actuellement on reparle beaucoup de Faßbinder à cause de la réapparition d'Ingrid Caven,  finalement, curieusement Syberberg, qui est plus ancien dans la chronologie, est plus contemporain, puisqu'il est là et qu'il nous envoie ce message, qui est un mouvement de désinstallation et non pas une opération médiatique fètée  par les medias et les orchestrations sociales - au contraire, qui est en réserve, off, off Broadway, off München.

Et c'est ca qui me plait et qui me rappelle les moments oùnous discutions avec lui dans le lieu de la revue Obliques .

Mais pour moi c'est surtout un concerto, avec des mouvements entrainant les quatre grands moments de la mémoire Syberbergienne: La Caverne de Platon, la Höhle , Le Faust,, Der Prinz von Homburg de Kleist et puis le Requiem de Mozart, qui est son auto-requiem et qui s'achève sur la 8e mesure du Lacrymosa , trame la plus constante. Mais aussi avec des dessin de  Beuys...

 

Platon ouvre le concerto, parce que lui, il est le premier cinéaste. Il nous a offert cette caverne où il y a un écran et devant une projectionneuse et  un projectionniste qui est Platon lui-mème et qui n'est plus Harry Baer, mais qui aurait pu l'ètre, j'ai gardé une mémoire bouleversée de Harry Baer, lorsqu'il tient dans ses mains la poupée-Hitler, cette poupée de bois, raide, que  nous avions cru bon de mettre sur la couverture de la version francaise de Hitler.... Avec la poupée qui est cette chose figée, rigide, fixe, alors que le mouvement va lui demander pourquoi il a gàché le blé et le kitsch.

Cette  sorte de loupiote qui est derrière et que Platon a mise derrière pour que les "idoles" défilent devant et se retrouvent sur l'écran, jusqu'au moment où l'on se retourne pour remonter vers le solei, le hors-caverne le aus der Höhle, Höhle  qui va brúler les yeux. Dans le texte allemand c'est les yeux vraiment  pourris  par le soleil, ces yeux qui sont si meurtris qu'ils se décomposent dans la lumière de la camera  ardente et braquée: verdorbene Augen ....

C'est le 1er mouvement qui déjà nous fait passer subrepticement à ce jeu de mots entre Höhle et Hölle que je ne pouvais pas éviter, car ils sont faits pour se  confondre, ils sont en harmoniques l'une avec l'autre. J'y entends quelque chose qui m'est propre: c'est l'inferno des versions, un livre que j'ai publié. L'inferno des "versions" opposées du mème chant, du mème évènement, comme les versions de la traversée des souterrains à Varsovie, la traversée des égouts pour les combattants du Ghetto, puis la mème traversée, un an après, pour les combattants de l'armée de la résistance polonaise. Je crois que c'est cela que nous donnent ces "Dernières choses" ce Jugement Dernier.

 

- L'enfer est d'autant plus présent qu'il apparait dans l'iconographie (avec Memling), ce qui rend le rapprochement inévitable et surtout visuel.

 

En langue allemande les "letzte Dinge", c'est en francais les "fins dernières" c'est-à-dire le Jugement dernier, ce jugement dernier pictural  des grands initiateurs de la peinture à l'huile du còté de l'Europe du Nord. Je crois que c'est ca qui nous est donné dans ce message ultime,  les Nachgelassene Fragmente  au sens de Nietzsche, qui sont donnés  parmi nous. Et la question: Pourquoi la mémoire serait un enfer? trouve sa réponse ici parce que nous, les enfants de l'enfer, nous sommes porteurs de la mémoire du Graal. Le Graal, c'est donc ce sang qui est d'ailleurs au départ  dans un chaudron gaélique et qui devient un sang du Calvaire dans la tradition du Perceval de Chrétiens de Troyes et qui est le point de mémoire initial en langue francaise du récit premier. C'est la derniére oeuvrede Chrétiens de Troyes, mais il est aussi le premier à produire des "romans". Et le mot roman  va passer dans les langues d'Europe.  Nous sommes aussi, après, dans ce bijou magique de Wolfram von Eschenbach et finalement dans le Parsifal wagnérien, qui va donner à Syberberg son grand film, où sa fille mème est porteuse du message et de l'image. C'est la foi et  en mème temps une Athéna qui fait irruption dans le Parsifal.

Le 2e moment du concerto c'est le Prinz von Homburg. Le Grand Kleist, figure emblèmatique  de la tragédie allemande. C'est le plus grand, en un sens, il dépasse Goethe, qui est le plus grand dans la souveraineté poétique de la langue allemande, mais au niveau de l'intensité théatrale, Kleist le traverse et pour ainsi  dire sort de son écran, sort de la scène, pendant que Hölderlin, lui de son còté,va déchirer la langue poétique allemande dans  les Hymnes. Et ces deux fils de Goethe, méconnus de lui, oubliés, négligés, se poussés du revers de la main. Traités mieux, je crois, par Schiller, plus généreux, que dans l'écriture de Syberberg: "qui a conquis une femme,  qu'il s'ajoute à notre joie". Tous ces corps féminins qui surpassent l'enfer, qui émergent de la caverne sous forme de damnées ou sous forme de rédemption, de corps rédimés.Il nous donne ca qui est "le grandiose travail de la vie" selon les dernières pages de Nietzsche. Et je crois que cette volonté de modelage du corps  féminin vient démentir la puissance d'outrage de l'inferno.

Et il y a Mozart, qui arrive avec son coup de déshasardeux, plus terrible que le coup de désMallarméen, parce que c'est un Requiem  où il joue sa propre mort. Et je crois que le film va en faire la toile de fond pour Kleist, pour Goethe, pour Platon et pour Werner finalement, dont on voit le visage plusieurs fois, en acteur prestigieux, mais aussi comme un  jeune visage mort, blessé ou en tous cas couché avec ce masque très beau qui ressemble au masque d'Octave dans le marbre romain. Et l'autre séquence qui revient c'est le Werner accablé, oublié, rejeté, sorti, expulsé de la scène.  D'un còté il est dans le film de Pabst en mort rayonnant et de l'autre il est le reclus, l'exclu dans ce dernier polaroid, dans une posture de Melencolia  à la Dürer, il tient son visage comme l'archange sous le  soleil 

 

Mais avec Pabst c'est le Letzte Akt  qui dans les années 50 annonce les Letzte Dinge  de l'an 2000 et en mème temps il y a  la vie, le cri du Prince: "depuis que j'ai vu ma tombe, je ne veux rien d'autre que la vie". C'est la volonté de vie. Or c'est là le grand malentendu sur Nietzsche, de faire de lui le Maestro de la volonté de pouvoir  alors que Macht  chez lui, c'est la "puissance de vie" des jeunes: Jugend und Macht gestellt vor die Kanonen devant les canons des guerres, des deux guerres mondiales du prochain siècle et ca c'est folie  dit Nietsche. Ainsi Die Welt ist so schön, c'est le triomphe de Werner: le Werner jeune va l'emporter sur le Werner de la Melencolia.

 

Nous avons à suivre la camera furieuse, fièvreuse aussi, mais finalement pleine de la furie du monde, braquée comme une danseuse; c'est une danse de la caméra, car elle bouge avec l'épaule et on sent qu'elle  est portée comme un canon, comme un fusil, comme une kalachnikov mème. Et voilé donc cette caméra sans ponctuation qui traverse toutes les scènes, qui tout de mème marque par des virgules les passages. Il y a des virgules,  peut-ètre des points-virgules, mais pas de point. Des moments où on passe d'une scène à l'autre,  puis l'on revient, on retourne, et ca c'est le mème mouvement que je lis dans cet extraordinaire texte des Essais de Homburg encore Homburg, qui sont qui sont les essais philosophiques de Hölderlin à son retour de France, de Bordeaux, dans cet état d'égarement où ses amis le voient, dont Schiller, effrayés par le délabrement de son costume et sa négligence, lui qui était un étudiant élégant auparavent. Cet texte qui s'appelle die Über die Verfahrungsweise des Poetischen Geistes n'a pas de points sur 3 pages de l'édition allemande.

 

C'est une sorte de marée, une marine, une marée  qui bouge qui revient, qui devient haute ou basse et qui passe entre le change de forme et le change matériel de l'étoffe (der Wechsel der Form et der Materialwechsel des Stoffes) expression très étrange qu'on retrouve  littéralement dans un curieux passage du 1er chapitre du "Capital" de Marx où le Formwechsel  et le Stoffwechsel sont aussi en rapport, curieusement antipodiques. Mais très étrangement c'est Marx qui parle le  plus du changement de forme  comme produisant  le changement et c'est Hölderlin qui insiste le plus sur le change matériel, qui arrache la pierre de la montagne du Pentelique pour lui donner la forme  de l'Acropole, du Parthénon et faire d'Athènes non pas la ville de bois que les Perses ont brùlée, mais la ville de marbre.

 

Cette Verfahrungsweise, cette  démarche, sans points mais marquée du chant des virgules, des renversements de la syntaxe qui revient cherche tout le temps le point d'arrachement, une sortie du bloc informe - de ce que Kant appelait "l'objet informe" qui est d'ailleurs le vestibule du sublime dans la Critique du Jugement. . Ce mystérieux "objet informe" qui apparait chez Kant au milieu de  sa rigueur et de sa rigidité ... et bien, je crois que nous le traversons avec ce dernier message de Syberberg, mais nous ne pouvons pas l'entendre et le lire sans revoir et réentendre  Die Nacht, pour moi un moment  d'une beauté extraordinaire et envoùtante. Autant Die Nacht  était un comme un point de rayonnement à partir d'une figure centrale, comme une sorte de vitrail habité par Edith Clever, ici, il n'y point d'héroines, il  n'y a que des corps féminins plus ou moins dévastés par la Hölle  et ou plus ou moins ombrés par la Höhle...  mais j'ai l'impression de revivre en un sens tout Syberberg: à travers cette longue phrase sans  ponctuation qu'est la Caverne de la Mémoire.

 

Je crois que la filmique Syberbergienne est à la fois notre labyrinthe européen et notre fil conducteur. C'est ce fil conducteur (der Leitfaden) que la philosophie allemande recherche dans la nature - chez  Kant, chez Schelling. Je pense que nous sommes dans une exploration commune. Aller à Munich dans deux jours, où j'espère de tout coeur y retrouver Syberberg, c'est espérer que nous puissions essayer d'approcher ensemble l'Enigma   de notre histoire. L'Enigma chez Eschyle, c'est le moment où l'on "conte le conte", où l'on raconte le récit. Vous savez qu'Eschyle ne pouvait partir en voyage avec toute son oeuvre. S'il partait en galère vers  l'Italie, il devait faire un choix parce qu'avec ses manuscrits, c'est-à-dire des ardoises, il aurait occupé la galère tout entière. Donc nous avons cette sorte de galère de manuscrits, de fragments, de pierres, de béton,  d'échafaudages brisés et amoncelés, jetés au milieu de la pollution du monde et qui en mème temps ont les étincelles de cette irradiation qui émanedu fil, du Faden. Je crois que le fil de Syberberg est ce que je voudrais retrouver et rejoindre bientòt.

 

 - La joie est très présente dans le film...

 

l'apogée de tout cela est le mot de Faust: "Verweile doch, du bist so schön" - tu verras quand je te  dirai, parce que l'instant est parfait: "arrète, attends, tarde, retarde, tu es si beau", à ce moment je serai ta proie. Mais c'est l'inverse qui se passe: le 2nd Faust  fait de Faust celui qui va rencontrer  le fèminin éternel. Cela qui hante tellement Nietzsche et qu'il  retraduit, dans Les Chansons du prince hors-la loi (Prinz Vogelfrei), par l'Ewig-Närrische" l' "éternelle extravagance" dans la belle traduction  de Klossowski, presque aussi belle que le texte de Nietzsche. "L'impérieux jeu du monde/mèle l'ètre et l'apparence l'éternelle extravagance nous y mèle pèle-mèle"...

 

C 'est le Verweile doch qui arrive à son accomplissement, dans l'invocation du corps féminin. Qui est ce point de l'univers où l'implosion matérielle  est sortie la nuit quantique, de ce chaos quantique initial, puisque maintenant nous avons curieusement un moment zéro, et ce moment où cette immensité galactique, cette dépense, ce gaspillage d'énergie qui s'en va jusqu'aux  frontières ... , jusqu'au ... bruit de fond de l'univers que nous entendons maintenant, où nous saisissons des vibrations du premier moment, - tout cela se retourne dans l'apparition de la molécule vivante qui se condense dans le  corps féminin de l'espèce humaine. Où l'oeil de la caméra est modelé - dans ces profondeurs corporelles, dans cette énigme d'un ventre créateur de regards; la sculpture de l'oeil est ce qui permet que nous voyons l'univers comme  paysage, comme nous le voyons avec la verdeur des bois (comme disait Descartes) et le bleu du ciel ou de l'océan, qui peut ètre était vert pour les Grecs, selon Nietzsche. Finalement c'est l'oeil de la caméra, c'est la caméra  fébrile de Syberberg qui danse autour des 4 mouvements, selon Platon, Faust Homburg et Mozart - via Werner.

 

Du Requiem de Louis II au Requiem de Mozart, c'est-à-dire de  Werner, c'est le Requiem de toute la musique du monde. - Et l'on ne peut pas aller plus loin que le Lacrymosa et Sa 8e mesure. J'avais autrefois suggéré à un orchestre de lever les archets à cette 8e mesure, sans ajouter la suite  composée par le fils spirituel de Mozart. Cette levée des archets, nous la voyons dans le film de Syberberg, qui est bien une Letzte Erinnerung,  pas forcément la dernière de toutes, mais est pour nous une méditation  sur une fin dernière...

 

Dans la 2e partie du film on voit ces souterrains avec des sortes de hublots qui ne donnent sur rien: on ne peut les ouvrir sur une  lumière, fùt-elle pourrie. On ne peut qu'y trouver l'archivage ..., un archivage silencieux qui n'a aucun sens lui-mème si l'on ne rallume pas le regard pour que l'on re-modèle cet oeil de la caméra issu du ventre féminin, du  ventre du "féminin éternel" de Goethe ou de "l'éternelle extravagance" nietzschéenne qui est le "travail du vivant", le travail de l'oeil, le travail du regard et le montage filmique. Un montage qui  est à rebours de ce qu'est normalement un montage, mettant tout en place d'une facon réglée, fùt-ce pour un film d'extrème violence et de coups de feu de rafales - comme le cinéma doit les montrer. Mais là, ce sont les rafales du regard  lui-mème qui sont en cause.

siehe auch: retour de mémoire  und mythische Landschaften

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